Lost Edens

En cette fin de mois de mai, nous avons choisi un thème littéraire, mais néanmoins adapté à la vocation du site. Nous allons en effet vous présenter ici le premier roman inspiré du manga Naruto, intitulé Les Techniques Secrètes , publié par la Bibliothèque Verte. Ce roman est originellement destiné à un lectorat âgé de moins de dix ans, afin de leur faire découvrir l’univers du manga éponyme.

Cette œuvre est une novellisation du premier chapitre du manga, dans lequel on découvre Naruto, élève d’une académie de ninjas du village caché de Konoha, qui est rejeté par ses compatriotes suite à ses mauvais résultats scolaires et parce qu’il est le réceptacle d’un ancien démon. Il fera ses preuves en tant que ninja après avoir déjoué les plans machiavéliques d’un traître voulant récupérer pour un sombre usage les parchemins contenant les techniques ninja interdites, gardées jalousement par le Maître Hokage, le chef du village.

Nous vous proposons donc ici, afin de vous faire découvrir l’univers de cet ouvrage, un exercice littéraire classique, le commentaire composé, appliqué à l’incipit du roman (nom savant et pompeux donné au début d’un ouvrage).

- Naruto ! Descends de là tout de suite !
D’habitude, le petit village de Konoha est plutôt calme. Mais ce matin, on entend les cris furieux des villageois. Rassemblés sur le toit en terrasse d’une maison, ils lèvent la tête vers un point minuscule, là-haut, dans les montagnes qui dominent le village: Naruto !
Le garçon est suspendu par deux cordes attachées à sa ceinture, et il se balance dans le vide, au milieu des immenses visages sculptés dans la pierre. Ce jeu dangereux serait déjà suffisant pour inquiéter les villageois, mais Naruto ne se contente pas d’escalader… Il est en train de barbouiller de peinture les sculptures !
Ah, ah, on dirait que je vous intéresse tout à coup, hein ?
Naruto éclate de rire, et se retourne pour regarder la foule. Pour bien montrer qu’il est parfaitement à l’aise dans le vide, il remonte ses lunettes d’aviateur, qu’il utilise comme un bandeau pour retenir ses cheveux blonds ébouriffés, et fait une grimace, avant de s’écrier :
– Vous aimeriez bien être aussi courageux que moi, hein ? Vous êtes jaloux, c’est tout !
Les cris indignés redoublent. Décidément, ce gamin est insupportable !
Les voix des habitants parviennent jusqu’à la salle des écritures. Le Maître Hokage, concentré, écrit sur un rouleau tendu devant lui. Soudain, il tourne la tête, d’un mouvement étonnamment vif pour son âge. Une seconde plus tard, deux hommes affolés entrent dans la salle.
– Maître Hokage ! S’écrie le premier homme. C’est une catastrophe !
– Qu’y a-t-il ? Soupire le vieil homme. C’est encore Naruto ?
– Exactement ! Souffle le deuxième. Cette fois, il est en train de couvrir de peinture les portraits de nos Maîtres !
Le Maître Hokage soupire une nouvelle fois, jette un coup d’œil au rouleau qu’il était en train d’écrire, puis se lève. Il enfile son manteau et son chapeau, et suit les hommes à l’extérieur.
Quand il arrive sur la terrasse, la foule l’interpelle.
– Regardez, Maître ! C’est un sacrilège ! Il faut faire quelque chose !
– Il exagère, marmonne le Maître Hokage. Il aurait pu éviter de peindre sur mon portrait, quand même…
Il s’apprête à prendre la parole, quand un homme surgit à sa droite. Il est grand, brun, et son visage est marqué par une cicatrice qui lui barre le nez, courant d’une joue à l’autre. Il se déplace avec une agilité extraordinaire : c’est un Ninja. Il s’adresse au Maître Hokage d’une voix grave et respectueuse :
– Pardonnez-moi, Maître. Je m’en occupe.
Puis il tourne un visage furieux vers les falaises, et hurle :
– Naruto ! Je te conseille de descendre, et plus vite que ça ! Je te signale que tu es en train de sécher les cours !
– Oups… Professeur Iruka !
Oh non ! Je suis coincé !

Ce texte nous décrit un événement perturbateur dans le petit village de Konoha: un jeune garçon nommé Naruto s’amuse aux dépens d’un monument local et, semble-t-il, de la population, qui semble habituée à ses frasques (“ce gamin est insupportable”). Naruto se définit comme un être à part, différent des autres villageois. “Vous êtes jaloux” montre bien qu’il les considère comme une foule sans personnalité propre. Il est en effet, contrairement à la majorité des habitants de Konoha, lié, de par son statut d’étudiant, à un professeur remarquable: un ninja.

La caractéristique principale du ninja est son agilité. “Il se déplace avec une agilité extraordinaire : c’est un Ninja.” est la phrase clé de la description annonçant l’apparition d’un de ces prestigieux personnages, le professeur Iruka. Le Maître Hokage, lui aussi un ninja, est ”étonnamment vif pour son âge”. Dès lors, on peut s’attendre à ce que Naruto, étudiant auprès de l’un d’entre eux, partage lui aussi cette adresse légendaire. En effet, il est “parfaitement à l’aise dans le vide”.
Le ninja, de par son agilité, est donc un être surhumain. Cela est encore exacerbé lorsqu’on se rend compte que le texte n’attribue de descriptions qu’aux personnages ninjas (Naruto, le Maître Hokage et le professeur Iruka), les habitants “normaux” n’ayant même pas droit à un portrait sommaire, renforçant l’idée de personnages exceptionnels parmi une masse d’anonymes.

De plus, l’univers de Konoha est lui aussi très pauvre en descriptions, et les seuls lieux disposant d’un rapide paragraphe pour les caractériser sont liés aux ninjas: les ” immenses visages sculptés dans la pierre”, représentant des maîtres dans cette discipline (comme le Maître Hokage, qui insiste sur le fait que Naruto “aurait pu éviter de peindre sur [s]on portrait”), et la “salle des écritures”, où officie le Maître Hokage. On pourrait également se demander, suite à l’étrange nom de ce lieu, si les ninjas ne représentent pas à Konoha une élite culturelle, seules personnes alphabétisées. En effet, certains ninjas comme Iruka sont des professeurs, dispensant leurs enseignements à des élèves. Néanmoins, Naruto ne semble pas passionné par la culture ninja: son professeur lui fait d’ailleurs remarquer qu’il est “en train de sécher les cours”.

Pourquoi Naruto, qui a la possibilité d’étudier auprès de l’élite physique et intellectuelle du village, préfère-t-il l’école buissonnière? Peut-être parce que la carrière de ninja n’est pas celle à laquelle il pense se destiner…

Naruto dispose d’un objet particulier: des “lunettes d’aviateur, qu’il utilise comme un bandeau”. Cela offre un nouvel éclairage sur les capacités et les actions du personnage. Naruto dispose, tout comme les ninjas, d’une agilité exceptionnelle, nous l’avons vu. Mais sa propension à préférer un “jeu dangereux” aux activités scolaires ne le place pas au même niveau d’érudition que les deux autres ninjas décrits ici (respectivement le Maître Hokage et le professeur Iruka).
On peut donc penser que Naruto se destine plutôt au monde de l’aviation. En effet, il est irrésistiblement attiré vers les hauteurs, et est décrit comme “un point minuscule, là-haut, dans les montagnes qui dominent le village”. Il “se balance dans le vide”, tel un as du pilotage enchaînant les loopings.

Naruto préfère donc développer ses talents d’aviateur, plutôt que d’assister aux enseignements des ninjas. Son acte de “barbouiller de peinture les sculptures” peut ainsi être vu de plusieurs façons: comme une manière de démontrer ses talents d’aviateur, mais également comme un acte de révolte envers l’élite dominante des ninjas.
Ceci éclaire donc le texte sous un nouveau jour. Son acte a une portée politique, levant le voile sur la condition de l’aviateur, “on dirait que je vous intéresse tout à coup” laissant supposer que ceux-ci sont, malgré leurs prouesses physiques dignes des ninjas, totalement ignorés, voire méprisés par la population locale.
On pourra ainsi envisager ce roman comme l’histoire d’une déchéance, Naruto abandonnant la liberté de sa condition d’aviateur pour se conformer à l’idéal rigide des ninjas, lors de la scène cruciale où il échangera ses lunettes d’aviateur contre un bandeau frappé du symbole de Konoha.

Cet incipit intéressant propose donc une relecture, voire une récriture du manga d’origine, dans lequel le thème de la place de l’aviateur dans la société n’était absolument pas abordé. Cependant, cette récriture est loin d’être totale.
En effet, si le propos du texte est radicalement différent de celui du manga, les dialogues sont totalement identiques. Pour démontrer ce propos, voici des illustrations extraites du roman, qui sont, comme les connaisseurs pourront le constater, des colorisation d’images tirées du manga. En les comparant avec le début du texte, il est facile de dégager les similitudes.

Aborder un thème original (la lutte de l’aviateur dans une société dominée par les ninjas) est un essai de récriture osé et résolument adulte. Utiliser les dialogues originaux pour les détourner de leur sens est encore plus subversif que de faire du désormais classique uniforme orange une métaphore de la condition d’ouvrier de chantier, et fait de cet incipit un véritable monument parmi les récritures sur le thème de Naruto.

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Voici un gif reprenant les couvertures des quatre premiers volumes, qui vous permettra d’observer les subtiles variations d’illustration au premier plan. Il est à noter que l’auteur des romans n’est pas Kishimoto, comme cela apparaît ici, mais Elizabeth Barfety, qui s’est donc attelée à une tâche de récriture herculéenne. A ce jour, sept tomes sont parus. Si chacun reprend un chapitre du manga, il y a donc matière à faire plus de 400 volumes, ce qui représente une somme littéraire digne de la Comédie Humaine ou des Rougon-Macquart.